Faux souvenirs : êtes-vous bien sûr de ce que vous avez vécu ?

« Oui Monsieur l’Agent, j’en sûre à 100% ! Je reconnais cet individu, c’est lui qui m’a agressé, le numéro 3 ! – Madame, les caméras de surveillance nous montre que l’individu en question avait les cheveux blonds, hors le numéro 3 est chauve… » Au moins une fois dans notre vie, nous avons tous été sûrs à 100% de quelque chose. Mais cet article va remettre absolument toutes vos certitudes en question… Bienvenue dans le monde incroyable des faux souvenirs !

Faux souvenirs : êtes-vous bien sûr de ce que vous avez vécu ?
Faux souvenirs : êtes-vous bien sûr de ce que vous avez vécu ?

Un seul cerveau, mais plein de mémoires !

D’après le dictionnaire, le souvenir est « la survivance dans la mémoire d’une sensation, d’une impression, d’une idée ou d’un évènement passé » (Larousse). De ce fait, l’American Psychological Society définit le faux souvenir comme un souvenir se référant à un évènement qui n’a jamais été vécu par le sujet, mais qui réside pourtant bel et bien dans sa mémoire. Mais comment nos souvenirs, qu’ils soient avérés ou faux se créent-ils ? Pour le comprendre, parlons un petit peu de la mémoire, et plus spécifiquement de la mémoire épisodique.

Comme vous le savez, la mémoire permet d’enregistrer, stocker et restituer des informations de différents types (connaissances, évènements, savoir-faire, etc). Saviez-vous cependant qu’il existe plusieurs mémoires, connectées entre elles grâce à des réseaux complexes de neurones ?

  • La mémoire de travail (ou mémoire à court terme) : celle-ci permet de garder des informations en mémoire pendant quelques secondes, notamment à l’aide d’une « boucle d’activation phonologique » définie par le modèle de Baddeley et Hitch (1974). Concrètement, c’est grâce à cette mémoire et au fait de répéter l’information en boucle dans votre tête que vous parvenez à vous rappeler un numéro de téléphone le temps de trouver un papier et un crayon pour le noter. Même si certaines personnes présentent une grande capacité de mémoire (qu’on appelle l’empan), n’oubliez pas que notre empan est de 7 +/- 2 items ; un numéro de téléphone en contenant 10, je vous conseille donc de rapidement trouver un papier et un crayon.
  • La mémoire procédurale : celle-ci concerne les savoir-faire et automatismes. Ainsi, lorsque vous apprenez à jouer d’un instrument de musique ou à faire du vélo sans les petites-roues, c’est elle qui est en jeu. A force d’entrainement, cette mémoire vous permet de faire les choses sans même vous en rendre compte (comme les gestes du quotidien par exemple), d’où la difficulté à pouvoir expliquer comment vous réaliser certaines actions devenues automatiques.
  • La mémoire sémantique : voici la mémoire des savoirs et des connaissances, celle qui vous permet de retenir des informations sur les autres, sur votre environnement, sur des sujets d’actualités, sur des centres d’intérêts, etc.
  • La mémoire perceptive : c’est elle qui gère les stimuli éveillant nos organes sensoriels et donc nos cinq sens, permettant ainsi de mémoriser tout un tas d’informations de façon relativement inconsciente, mais qui sont très aidantes au quotidien (repères visuels, visages, etc).
  • La mémoire épisodique (ou autobiographique) : dans cet article, c’est elle qui va nous intéresser le plus. Tulving (2002) la définit comme « la mémoire des évènements personnellement vécus et situés dans leur contexte spatio-temporel et social d’acquisition ». de ce fait, c’est elle qui vous permet de raconter vos souvenirs de vacances à vos amis, avec plus ou moins de détails.

Cependant, nous ne pouvons pas ignorer que la fiabilité de ces informations est un peu labile. En effet, je parie qu’il vous est déjà arrivé d’affirmer avec une certitude insolente que certains évènements s’étaient passés de telle manière (« Mais si, je suis sûre à 100% que tu portais une robe rouge lors du passage à l’An 2000 ! »), alors que votre entourage vous affirme le contraire avec autant de certitude que vous et qu’après vérification, vous vous rendez compte que vous avez effectivement tort (et non, les photos ne sauraient mentir : Sophie portait bien une robe bleue le 31 décembre 1999).

De fait, Piolino et Guyard (2006) mettent en avant la composante « créatrice » de la mémoire épisodique, qu’elles définissent comme « une mémoire sélective qui voit la réalité à travers un prisme, celui de notre modèle d’identité ». La mémoire épisodique gère donc les informations perçues de manière totalement subjective selon nos intérêts, désirs, croyances ou savoirs préexistants. Le souvenir serait donc une interprétation propre au sujet par un phénomène de reconstruction plus ou moins approximative de la réalité, et la distorsion des souvenirs serait alors un phénomène normal. Cette hypothèse a été confirmée par de nombreux scientifiques, notamment par le biais d’expériences utilisant le paradigme DRM.

Le paradigme DRM : un face-à-face avec vos faux souvenirs, ça vous tente ?

Le paradigme DRM (du nom de ses auteurs : Deese, Roediger, McDermott) est une tâche de reconnaissance s’intéressant à l’aspect qualitatif de la mémoire épisodique. Il consiste à présenter au sujet plusieurs listes de mots sémantiquement liés à un même thème, mais dont le nom n’est jamais énoncé et que l’on appelle « item critique ». Après avoir occupé l’attention de votre sujet pendant quelques minutes, il s’agit ensuite de lui demander deux choses :

  • Soit de rappeler le plus de mots possibles parmi ceux qu’il a entendu précédemment (on appelle cela une tâche de rappel libre) ;
  • Soit de lui présenter une nouvelle liste de mots avec certains mots présentés précédemment, les fameux « items critiques », et enfin d’autres mots n’ayant rien à voir avec les listes précédentes (on appelle cela une tâche de reconnaissance) .

Bien souvent, les sujets créent de fausses reconnaissances, convaincus que ces intrus étaient bien présents dans la liste à mémoriser : on parle alors de faux souvenirs. Transposés dans la vie courante, ces faux souvenirs consisteraient donc en le rappel ou la reconnaissance d’évènements n’ayant jamais eu lieu, que Schacter (1999) appelle des « méprises ». Toujours pas convaincu ? Je vous propose un petit exercice pratique à l’aide de listes proposées par Stadler (1999).

Pour cela, il vous faut un sujet naïf (évitez donc l’étudiant en psychologie ou bien le lecteur assidu de CogniFit) et quelques minutes devant vous. Dans un premier temps, vous allez énumérer à voix haute ces listes de mots (à raison d’1 mot toutes les 2 secondes), sans jamais dire les mots écrits en rouge.

Faux souvenirs
Stadler et al. (1999)

Cela fait, demandez à votre sujet naïf d’effectuer une tâche visant à distraire son attention (compter à l’envers depuis le chiffre 300 ou bien de 3 en 3 à partir de 1, nous aimons bien ça en psychologie). Maintenant, demandez-lui de vous rappeler le maximum de mots qu’il a entendu (sans l’aider bien sûr) et notez ces mots sur un papier.

Distrayez-le à nouveau par une tâche distractrice (en lui demandant de continuer à compter à l’envers depuis le nombre où il s’est arrêté précédemment, poussons le vice jusqu’au bout). Enfin, dites-lui que vous allez à nouveau lui dicter plusieurs mots (liste ci-dessous) et que, pour chacun, il faudra qu’il vous dise si oui ou non, il a entendu ces mots au début de l’exercice. N’oubliez pas de noter les mots que votre sujet pense avoir entendu ou bien de les cocher dans le tableau.

Faux souvenirs
Stadler et al. (1999)

En théorie, votre sujet devrait vous affirmer avoir entendu certains mots que vous n’avez pourtant jamais énoncé (dont « montagne » et « chaise » très probablement) : il est donc victime de faux souvenirs ! Alors, convaincu maintenant ?

Le problème des faux souvenirs induits

Mais si cette petite expérience amusante se  montre sans conséquences (si ce n’est que maintenant, vous allez pouvoir faire l’érudit lors de vos repas de famille ou entre amis au lieu de sortir l’album-photos comme preuve ultime de l’existence des faux souvenirs), certaines personnes moins honnêtes que vous chers lecteurs pourraient en faire mauvais usage. Comment ? Et bien certaines affaires à scandales tendent à montrer qu’il est possible d’induire de faux souvenirs chez quelqu’un. Comme vous pouvez vous en doutez, cela se fait rarement à bon escient.

Personne ici ne saurait nier le réel théorique apport de la psychanalyse, notamment la psychanalyse freudienne avec les concepts de refoulement et de retour du refoulé. Lorsqu’un évènement traumatisant survient, le refoulement agirait comme un mécanisme de défense automatique du sujet consistant à faire basculer dans la partie inconsciente de lui-même ce que sa partie consciente ne peut accepter. Le retour du refoulé signerait alors par le retour à la conscience de façon inopinée et incontrôlable de ce qui a été précédemment refoulé dans l’inconscient, c’est-à-dire de ce qui s’est réellement passé mais que le sujet a « oublié » pour pouvoir continuer à vivre. Je vous demande donc ici de bien faire le distinguo entre la psychanalyse freudienne et la théorie qui va suivre, à savoir la thérapie des souvenirs retrouvés, qui relève plus du faux souvenir induit que du retour du refoulé.

Les plus jeunes d’entre vous l’apprendront peut-être aujourd’hui, mais d’autres plus âgés se rappelleront peut-être de l’histoire qui va suivre. Dans les années 1980, les Etats-Unis connurent un véritable boom du « syndrome des faux souvenirs », de façon concomitante avec un boom de la thérapie des souvenirs retrouvés. Problème, de nombreux parents se sont vus subitement accusés d’incestes par leurs enfants devenus grands qui suivaient cette fameuse thérapie (à savoir, essentiellement des femmes). Nul doute que, parmi ces patientes, certaines avaient réellement été abusées par un proche. Cependant, de nombreux psychanalystes et même des non-professionnels peu scrupuleux et prêts à écouter leurs prochains ont surfé sur la vague de l’inceste refoulé et posé des diagnostics à la fiabilité douteuse à tour de bras. Ajoutez à cela un courant de protestation féministe relativement fort et vous obtenez le cocktail (Molotov) idéal pour briser des familles heureuses sous le sceau de la science. A noter qu’aujourd’hui, de nombreuses associations américaines et britanniques de psychologues condamnent et interdisent l’utilisation de cette thérapie des souvenirs retrouvés.

Et j’imagine qu’à ce moment précis vous vous demandez comment un tel phénomène est-il possible, comment peut-on introduire de faux souvenirs dans la tête de quelqu’un ? Même si l’on reste loin des manipulations cérébrales de « Total Recall » (films adaptés de la nouvelle « Souvenirs à vendre » de Philip K. Dick), les scientifiques ont montré (par des moyens beaucoup moins invasifs mais tout aussi effrayants, rassurez-vous) que les humains restent extrêmement influençables et manipulables. Pour vous illustrer cela, je n’ai de meilleur exemple que celui de l’expérience de Milgram (1963) et son concept de soumission à l’autorité : si un individu en blouse blanche vous ordonne d’administrer une décharge électrique mortelle à un sujet que vous ne connaissez absolument pas, et ce pour aucune raison particulière, alors j’ai le regret de vous annoncer que 62% d’entre vous s’exécuteront sans ciller. De la même façon, on comprend mieux que ces patientes américaines aient pu croire leur thérapeute lorsque ce dernier leur a dit : « Si vous pensez avoir été abusée et que votre vie en porte les symptômes, alors c’est que vous l’avez été ».

Faux souvenirs induits au nom de la science : et l’éthique dans tout ça ?

Si l’induction de faux souvenirs dans le but de manipuler des patients est tout à fait condamnable, certaines expériences et leurs chercheurs flirtent avec les limites de l’éthique, tout ça au nom de la science. En 2013, des scientifiques évaluant les facteurs favorisant l’apparition et la guérison d’un stress post-traumatique chez les militaires envoyés en Afghanistan ont induit de façon volontaire une fausse information visant à évaluer l’induction de faux souvenirs. Cette information glissée par les expérimentateurs au cours d’entretiens avec les sujets concernait une attaque à la roquette ne s’étant jamais réellement déroulé. Cependant, lors d’un nouvel entretien réalisé sept mois plus tard, 26% des soldats interrogés assuraient avoir assisté à cette fameuse attaque à la roquette imaginaire… Si cela met une fois de plus en évidence la malléabilité du cerveau, le rôle du stress post-traumatique dans la distorsion de la mémoire, ainsi que la possibilité d’induire volontaire des faux souvenirs, on peut toutefois s’interroger sur les limites que devrait respecter les chercheurs, même au nom de la science.

Comme toujours, nous espérons que cet article vous a plu ! En tout cas, n’hésitez surtout pas à le commenter, nous vous répondrons avec plaisir !

Ajouter un Commentaire