Comportements pro-sociaux : entre altruisme, manipulation et indifférence

Saviez-vous que nos comportements pro-sociaux (ou d’aide) ne sont jamais anodins ? En effet, ceux-ci font appel à des sentiments d’autosatisfaction ou bien à une volonté d’être bien perçu socialement. Cependant, les comportement pro-sociaux peuvent parfois cacher des techniques de manipulation, notamment lorsqu’il s’agit de vous faire acheter un bien de consommation par exemple. Mais saviez-vous aussi que dans certains contextes, même le plus altruiste d’entre nous peut devenir le plus grand des indifférents ?

Le quotidien nous offre mille et une occasions d'être altruiste..
Le quotidien nous offre mille et une occasions d’être altruiste..

Comportements pro-sociaux : une « soumission librement consentie »

Si aider les autres vous paraît trop difficile, essayez au moins de ne pas leur nuire. 

Dalaï-Lama

Les comportements pro-sociaux sont des actes volontaires mis en œuvre dans le but d’en faire bénéficier autrui. Cependant, Berkowitz (1972) distingue l’altruisme des comportements pro-sociaux, estimant que le premier s’effectuerait sans recherche de récompense externe, tandis que les autres impliqueraient la recherche d’un renforcement externe (récompense) ou interne (satisfaction personnelle). Pour d’autres auteurs, altruisme et comportements pro-sociaux semblent intriqués, et dépendent de facteurs communs, dont l’empathie et la norme de responsabilité personnelle.

Ces notions d’empathie et d’altruisme font également écho à la théorie de l’esprit, qui implique la capacité à comprendre les sentiments et ressentis d’autrui en se mettant à sa place. Les études de Staub (1970) ont ainsi démontré que les enfants de moins de 5 ans réalisent peu de comportements altruistes, que ceux-ci augmentent clairement entre 5 et 8 ans, avant de diminuer dès l’âge de 9 ans pour atteindre leur plus faible niveau aux alentours de 12 ans. En effet, les comportements pro-sociaux du jeune enfant seraient nettement induits par ceux de ses parents, mais le processus de socialisation plus tardif génère chez l’enfant des réactions plus incertaines. Ainsi, à la volonté d’aider se mêle la peur d’être jugé par autrui, inhibant alors l’action. Si ces constats ont lieu dès l’enfance, l’adulte reste également soumis à ces facteurs inhibiteurs que nous détaillerons plus tard.

Selon Aronfreed (1970), l’empathie sous-tendue dans la notion d’altruisme apporterait ainsi un bénéfice au demandeur (demande d’aide satisfaite, plaisir) ainsi qu’à l’auteur (renforcement interne de satisfaction, représentation mentale d’avoir fait plaisir, sentiment d’avoir accompli un acte socialement valorisé). Cependant d’après Schwartz (1977), la notion de norme de responsabilité personnelle induirait chez l’individu une sorte d’« obligation morale » d’aider son prochain, qui serait directement corrélée avec la prise de décision du sujet aidant. Pour qu’une telle décision soit prise, trois conditions seraient nécessaires :

  • Le sujet aidant doit reconnaître le besoin d’aide d’autrui ;
  • Le sujet aidant doit accepter d’engager sa responsabilité ;
  • La demande ne doit pas être trop coûteuse (psychiquement et matériellement) et ne doit pas entraver la liberté du sujet aidant.

La théorie de l’engagement : aider oui, mais à quel prix ?

En psychologie sociale, l’engagement désigne l’ensemble des conséquences d’un acte sur le comportement et les attitudes ; il est en fait ce qui lie un individu à ses actes (Kiesler, 1966). De ce fait, vous comprendrez bien que les gens ne s’engagent pas à la légère et que cela requiert plusieurs conditions. Dans sa théorie de l’engagement, Kiesler (1971), estime que cinq facteurs modulent la force du lien unissant la personne à ses actes :

  • Le caractère public/privé de l’acte : Faire quelque chose sous le regard d’autrui est plus engageant qu’anonymement, car cela donne une bonne image de vous auprès d’autrui ;
  • La répétition : Répéter une action engage davantage la personne que d’effectuer une action unique isolée (concrètement, être bénévole au sein d’une association caritative vous engage beaucoup plus sur le plan social et personnel que de donner une pièce à un SDF croisé au hasard des rues) ;
  • Le caractère réversible/irréversible de l’acte : Plus la personne perçoit qu’elle ne peut pas faire marche arrière, plus elle s’engage (cela vous parait sans doute contre-intuitif, mais c’est pourtant le cas) ;
  • Le caractère coûteux/non-coûteux de l’acte : Un acte « coûteux » (nous entendons ici « coûteux » sur le plan de l’effort qu’il demande et non pas sur le plan financier) est davantage accepté s’il est précédé d’une demande moins coûteuse, et un acte moins coûteux est facilement accepté s’il est précédé d’une demande extrêmement coûteuse ;
  • Le sentiment de liberté : Le sujet s’engagera davantage s’il a la liberté de choisir de faire cet acte ou non (exemple très concret : s’il est écrit sur votre poubelle « Veuillez trier vos déchets. », il y a de grandes chances pour que vous triiez beaucoup moins que s’il est écrit « Vous êtes libre de trier vos déchets ». Et oui, l’être humain est à prendre avec des pincettes).

Petit exercice pratique pour les expérimentateurs en herbe audacieux que vous êtes et qui avez une bonne capacité à encaisser les refus : vous vous postez à un arrêt de bus et alors deux options s’offrent à vous :

  • Demander aux passants si, par hasard, ceux-ci n’auraient pas un peu de monnaie pour le bus ;
  • Demander aux passants si, par hasard, ceux-ci n’auraient pas un peu de monnaie pour le bus, mais en terminant votre demande par une petite phrase bien sentie comme « Mais vous êtes libre d’accepter ou de refuser »

Selon Guéguen et Pascual qui ont proposé cette expérience en 2002, seuls 10% des passants vous donneront de la monnaie dans le premier cas, contre 47,5% dans le deuxième. Ainsi selon les termes de Joule et Beauvois (1998), le comportement d’aide serait une forme de « soumission librement consentie » par un individu qui choisirait de modifier librement son comportement envers un autre individu, gratuitement ou dans un but précis. De ce fait, si un individu peut choisir d’aider un autre dans un but défini, il semblerait que certaines dérives manipulatoires soient alors possibles (même dans le petit exercice pratique vous usez de manipulation, vous vous rendez compte ?!).

Stratégies persuasives, actes préparatoires et manipulation : le côté obscur des comportements pro-sociaux

En 1947, Lewin met en évidence l’existence de stratégies persuasives, en démontrant notamment que certains types de communications de l’information induisent davantage un individu à modifier son comportement. En effet, Lewin nous apprend ici qu’un débat entre ménagères sur la consommation d’abats induit davantage ces dernières à en cuisiner que d’assister à une conférence purement informative sur les bienfaits de manger des abats, à savoir que cela est nutritif et moins coûteux que la viande (rappelez-vous, nous sommes en 1947, la viande est rare).

A l’aide de plusieurs expériences, Freedman et Fraser (1966) évoquent également l’existence de techniques de manipulation bien connues des vendeurs et autres commerciaux notamment : le « pied-dans-la-porte » et la « porte-au-nez ».

  • Le pied-dans-la-porte est une technique de manipulation par requêtes successives, consistant à formuler dans un premier temps une requête peu coûteuse (acte anodin), puis une requête plus coûteuse (véritable but recherché). L’hypothèse serait alors qu’une demande coûteuse est davantage acceptée lorsqu’elle est précédée d’un acte préparatoire peu coûteux. Dans l’expérience de Freedman et Fraser (1966) par exemple, les sujets à qui l’on demande directement de mettre un panneau de prévention routière dans le jardin acceptent dans 16,7% des cas (demande coûteuse) ; mais si on leur propose préalablement de coller un simple autocollant sur leur voiture (demande peu coûteuse acceptée par 47,6% des sujets), 46,4% des sujets acceptent ensuite d’installer le panneau dans leur jardin.
  • La porte-au-nez consiste à formuler une requête coûteuse dont on sait pertinemment qu’elle sera refusée, dans le but de se voir accorder une demande un peu moins coûteuse par la suite (technique bien connue de l’adolescent(e) qui vous demandera d’abord s’il peut sortir en boîte de nuit, avant de vous demander de le laisser dormir chez son ami(e) parce-que s’il vous avait directement demander de l’emmener chez l’ami(e) en question, il sait que vous auriez refusé, mais là comment dire non deux fois de suite… ? Souriez, vous vous êtes fait berner !). Dans l’expérience de Cialdini (1975), si l’on propose d’emblée à des sujets d’emmener de jeunes délinquants au zoo, seuls 16,7% acceptent. Cependant si on leur demande d’abord de devenir bénévoles au centre de détention pendant 2 ans à raison de 2h par semaine (demande coûteuse), puis qu’on leur demande d’amener les jeunes délinquants au zoo (demande moins coûteuse), cette fois 50% des sujets acceptent d’effectuer la sortie.

Uranowitz (1975) met également l’accent sur l’influence des actes préparatoires dans l’induction des comportements pro-sociaux. Dans son expérience se déroulant au supermarché, il effectue un acte préparatoire en demandant à une ménagère de lui garder son sac de courses le temps de chercher un billet de 1$ perdu (faible justification) ou son portefeuille (forte justification). Pendant ce temps, un compère fait « accidentellement » tomber un article de son propre panier : sans acte préparatoire, seules 35% des ménagères le signalent au compère, tandis que 85% des ménagères « préparées » le font. Si le niveau de justification ne semble pas influencer leur réaction, on constate cependant qu’un sujet engagé semble plus enclin à rendre un nouveau service. Cependant, vous allez voir que de nombreux facteurs influencent la propension de tout un chacun à aider autrui… ou à ne pas l’aider.

Une limite aux comportements pro-sociaux : l’« effet du témoin »

En 1964, le meurtre de Kitty Genovese qui se serait déroulé sous l’œil de 38 témoins successifs restés indifférents et inactifs inspire une expérience à Darley et Latané (1968). Ceux-ci ont ainsi démontré que, plus les témoins d’une scène d’agression sont nombreux, moins l’un d’eux a tendance à venir en aide au sujet en détresse. Dans cette expérience de 1968, plusieurs sujets non-compères conversaient à travers un interphone avec d’autres sujet non-compères (tous étant isolés dans des pièces séparées), avant qu’un compère (un des expérimentateurs) se mette à simuler une crise d’épilepsie. Les (terrifiants) résultats montrent que la fréquence d’une intervention d’aide est inversement proportionnelle au nombre de témoins. En effet, si 100% des sujets interviennent lorsqu’ils ne sont que deux, 85% interviennent lorsqu’ils sont trois, et seulement 31% lorsqu’ils sont six. Vous l’aurez compris, pour que quelqu’un vienne à votre secours en cas d’agression, c’est vraiment pas gagné, surtout au milieu d’une foule.

Pour Darley et Latané (1968), trois facteurs influenceraient les comportements pro-sociaux de l’individu en cas d’urgence :

  • Il doit d’abord remarquer la situation ;
  • Puis l’interpréter comme étant une urgence ;
  • Et enfin, décider que son intervention est la réaction la plus adaptée.

Cependant, trois processus pourraient affecter cette prise de décision :

  • L’influence sociale : Avant d’intervenir, le sujet s’assure de l’exactitude de sa propre interprétation d’une situation. Or, si personne ne semble réagir, on assiste alors à un phénomène d’« ignorance plurielle » où l’ensemble des témoins semble ignorer le problème de la personne en détresse par une absence totale d’aide à son égard, se contentant de rester des témoins passifs de la scène (cf. cas de Kitty Genovese) ;
  • L’appréhension de l’évaluation : La peur d’être jugé négativement par les autres témoins en cas d’erreur d’appréciation de l’urgence de la situation incite le sujet à ne pas agir (sous-entendu, mieux vaut ne pas agir du tout que de passer pour un imbécile auprès des autres… Louée soit la pression collective !) ;
  • La diffusion de la responsabilité : Plus le nombre de témoins est grand, plus la diffusion de la responsabilité est élevée, donc plus la part de responsabilité individuelle est faible. Concrètement, si vous êtes nombreux à assister à une scène d’agression, il est probable que vous-même ainsi que les autres témoins pensiez en votre for intérieur : « Pourquoi devrais-je intervenir ? Que quelqu’un d’autre le fasse ! ». La présence d’autrui diminuerait donc les comportements d’aide. Conclusion : ne comptez pas nécessairement sur autrui pour vous porter secours en cas de besoin, surtout au milieu d’une foule !

Si ces explications ne font pas de vous un(e) convaincu(e), voici une vidéo illustrant cet « effet du témoin » (ou « bystander effect » en anglais) et l’inhibition totale des comportements pro-sociaux. Là encore, si vous êtes audacieux, il vous sera également aisé de mener l’expérience par vous-même…

Le monde est un endroit dangereux ; non pas à cause des personnes qui font du mal, mais à cause de ceux qui ne font rien contre ce mal.

Albert Einstein

J’espère que cet article vous aura plu et peut-être ouvert les yeux… En attendant n’hésitez pas à nous laisser vos commentaires, nous y répondrons avec plaisir !

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