L’aphasie de Wernicke : lorsque les mots ne communiquent plus de sens

« Je plie des vivres avant de partir m’allonger ». Voici un exemple de phrase au sens mutilé qui peut naître de l’esprit d’un patient atteint de l’aphasie de Wernicke. Cette dernière est aussi dénommée « aphasie de réception » ou sensorielle. C’est un trouble qui affecte premièrement la compréhension et secondairement l’expression du langage. Tout comme l’aphasie de Broca, elle entraîne d’immenses difficultés à communiquer, à se faire comprendre de l’autre. Cependant, contrairement à cette dernière, l’aphasie de Wernicke est dite « fluente » c’est-à-dire qu’un débit de parole normal et la structure originale du langage sont conservés bien que le sens des phrases prononcées en soit lourdement diminué voire inexistant. Quelle en est la cause ? Quelles en sont les caractéristiques ? Quel avenir s’ouvre aux patients atteints d’aphasie ?

L'aphasie de Wernicke
L’aphasie de Wernicke

Les origines organiques de l’Aphasie de Wernicke

Carl Wernicke était un neurologue et psychiatre polonais de la fin du 19ème siècle qui reste encore aujourd’hui une grande figure de la neuropsychologie pour ses travaux sur l’aphasie notamment et en général sur les origines organiques des psychoses. Ensemble, nous prendrons le temps, au cours de cet article, d’expliquer en détail ce qu’est l’aphasie de Wernicke aussi nommée « aphasie de réception » ou « aphasie sensorielle ».

Comme je l’ai précédemment écrit, l’aphasie de Wernicke est un trouble qui affecte principalement la compréhension du langage par le sujet. Cet état pathologique est déterminé par une lésion cérébrale irréversible et plus ou moins profonde de l’Aire de Wernicke. Cette région du cerveau est située précisément au niveau du Gyrus supra marginalis qui lui-même se trouve dans le lobe pariétal au niveau des deux premières circonvolutions temporales (bref, jetez un œil au schéma plus bas, vous y verrez plus clair). Cette lésion peut advenir à la suite d’un AVC, d’un traumatisme crânien ou d’une maladie neurodégénérative provoquant la mort des neurones circonscrits au sein de cette aire cérébrale dite « de Wernicke ».

Les fonctions de l’Aire de Wernicke : la compréhension du langage.

Les neuropsychologues affectent à cette région les fonctions spécifiques au traitement du langage après perception par les aires de l’audition, de la vision ou/et du toucher dans le cas des aveugles qui lisent le Braille notamment. Par « traitement des données du langage », on veut dire que cette aire est chargée d’éclairer le sens des mots reçus de l’extérieur, que ce soit à l’écrit ou à l’oral. De plus, cette partie du cerveau constitue un péage nécessaire qui s’insère dans les mécaniques bien rodées de tout être social doué du langage. En effet, une fois le cerveau lésé au niveau de l’aire de Wernicke, la qualité des conversations, du contact quotidien avec les autres s’en retrouve lourdement affectée. Plus communément, il serait juste de dire que les aptitudes d’un aphasique de Wernicke à dialoguer, échanger, à apprendre ou même à faire de l’humour sont gravement amoindries. Libre à chacun d’imaginer l’abrupte bouleversement que peut représenter la perte soudaine de la compréhension des phrases complexes formulées par les autres et l’état d’isolement ou plutôt d’exclusion conséquent à cette impuissance. L’aire de Wernicke représente donc une sorte de passage incontournable vers le tissage de relations interpersonnelles fructueuses.  En effet, une fois la compréhension de l’autre entamée, il devient très difficile d’être soi aux yeux des autres. Ainsi, cette pathologie neurologique décrite par Wernicke ampute une partie de la nature humaine telle qu’Aristote la conceptualisait retirant une grande partie du « social » à « l’animal ».

Le parcours imaginaire d’un patient atteint de l’aphasie de Wernicke

Il faut aussi mettre le doigt sur les changements intimes qu’impose cette pathologie qui vous enlève le plaisir de vivre en communauté. Pour que chacun puisse le réaliser, je vous propose une expérience de pensée qui mettra à l’épreuve votre empathie et votre imagination.

Imaginez donc que vous revenez d’un séjour d’observation à l’hôpital à la suite d’un AVC. Alors que vous vous entretenez avec un(e) ami(e) concerné(e) par votre situation, il commence à naître en vous l’impression qu’il existe des différences singulières entre les mots que vous aviez l’intention de prononcer et ceux que vous exprimez vraiment. Les mots produits sont si proches phonétiquement et/ou sémantiquement qu’ils sont presque émis à votre insu.  De fait, votre ami arrive à vous comprendre malgré tout et vous trouve d’ailleurs plus drôle qu’à l’habitude, preuve de votre rétablissement selon lui. Et puis vous n’avez pas tellement conscience des défauts de sens qui parcourent vos phrases car vous ne vous corrigez pas, vous avez l’impression que tout fonctionne habituellement à l’exception de deux faits bien étranges, si saillants qu’ils ne peuvent vous échapper :

Premièrement, votre entourage ne vous comprend plus très bien, se met à vous faire répéter avec un regard de plus en plus inquiet et deuxièmement, vous trouvez que les autres sont simultanément devenus moins clairs, moins compréhensibles. Cependant, vous n’osez pas les reprendre et lentement, vous commencez à vous isoler dans une forme de lieu de nulle part où vous parlez sans cesse, ce qui vous étonne car vous ne vous souvenez pas être de nature très loquace.

Ainsi, à la suite de la répétition de ces événements étranges, un de vos proches choisit de vous emmener à l’hôpital, vous n’en comprenez pas la cause spécifique car vous vous sentez le même mais vous vous doutez que cela doit avoir un rapport avec les événements récents : les conversations de sourds depuis votre retour de l’hôpital notamment. Vous vous sentez un peu perdu mais un médecin de l’hôpital aux airs très sympathiques vous prend en main, il vous emmène pour effectuer quelques examens au cours desquels il vous demande de répéter des phrases qui vous semblent bien trop longues à mesure que l’exercice avance, vous invite à parler d’un de vos souvenirs, vous questionne sur le nom d’objets simples qu’il vous donne à voir, vous ordonne de toucher votre oreille droite avec votre main gauche pour enfin vous dire, avec honnêteté, qu’il y a plusieurs choses qui fonctionnent plutôt bien et d’autres qui présentent des dysfonctionnements :

  • Vous parlez à une vitesse normale ou un peu accélérée vis-à-vis de la moyenne.
  • Vous avez des difficultés à répéter des phrases complexes.
  • Vous comprenez les ordres simples et moteurs mais avez des difficultés lorsqu’il s’agit de choses plus complexes.
  • Vous montrez aussi des difficultés à dénommer des objets que vous connaissez bien du premier coup, vous avez tendance à remplacer leurs noms par d’autres qui y ressemblent soit par leurs sens soit par leurs sons. Par exemple, vous avez remplacé le mot « voiture » par « camion » et le mot « marteau » par « bateau ».
  • De même, beaucoup des mots que vous choisissez ne sont pas adéquats au contexte et, cependant, vous semblez ne pas y accorder la moindre attention et continuer votre verbiage.

Comme vous êtes déboussolé, vous restez quoi tout en essayant vainement de revenir à vos discours logorrhéiques sans queue ni tête, ceux qui vous rassurent depuis quelques temps. Mais le neuropsychiatre ne se démonte pas et vous propose d’écouter quelques phases de l’enregistrement des différents tests afin de vous mettre les idées au clair. Vous reconnaissez votre voix et devenez tout à coup très attentif. Vous prenez alors conscience de l’étendue des dysfonctionnements qui sont les vôtres, vous avez bien dit « bateau » et pas « marteau » la première fois. Vous sentez la peur vous envahir mais le médecin vous rassure, vous explique très simplement que vous êtes probablement atteint de l’aphasie de Wernicke et que l’on peut vous aider moyennant un travail quotidien de rééducation de vos aptitudes de compréhension, aujourd’hui relativement défaillantes, du langage. Il vous propose alors de fixer un prochain rendez-vous pour faire une IRM (imagerie par résonnance magnétique) afin de confirmer le diagnostic pressenti, vous n’y comprenez presque rien… Qu’allez-vous devenir ?

Résumé des symptômes et caractéristiques principales des aphasiques de Wernicke

En complément de cette histoire quelque peu romancée, je vous propose un petit glossaire exhaustif des symptômes maintenant que vous avez pu entrevoir la réalité psychique d’un patient touché par l’aphasie de Wernicke :

  • Paraphasie sémantique : remplacement du mot juste par un autre mot proche du premier au niveau sémantique.
  • Paraphasie phonémique : remplacement du mot juste par un autre mot proche du premier au niveau phonémique.
  • Persévération : usage d’un mot qui convenait au contexte récent mais pas à l’actuel. C’est une sorte d’interférence d’un propos passé sur le propos présent. Exemple : le sujet a parlé de la cigarette et parle maintenant de la piscine et explique que la piscine pollue ou est pleine de cendres.
  • Anosognosie : un patient qui souffre d’anosognosie n’a pas conscience de sa pathologie/de son problème. C’est le cas du patient atteint de l’aphasie de Wernicke au début mais cela ne dure pas dès lors qu’on lui met face au problème.
  • Fluence : elle est conservée dans le cas de l’aphasie de Wernicke contrairement à l’aphasie de Broca. En effet, Les aphasiques de Wernicke sont en capacité d’écrire et de parler à un rythme quasi-normal en mettant le ton bien que ce dernier ne soit pas toujours conforme à la situation.
  • Néologismes : usage de mots inventés.
  • Prosodie : qualifie la mélodie qui se superpose à une langue. Sans elle, nous parlerions comme des robots, de manière télégraphique. Ce n’est pas le cas des patients dont nous explorons les symptômes dans cet article.
  • Manque du mot dans les situations de dénomination : il caractérise l’incapacité à dénommer un objet simple par le mot juste comme un stylo par exemple. Les patients touchés par l’aphasie de Wernicke ne s’améliorent pas dans ce domaine.
  • Alexie verbale : incapacité à comprendre le langage écrit.
  • Surdité verbale : Incapacité à comprendre le langage oral.
  • Agrammatisme : caractérise l’inaptitude à utiliser correctement les mots de liaison. Les aphasiques de Broca en sont atteints, pas les aphasiques de Wernicke, qui, malgré l’absence de véritables défaillances formelles du langage, sont souvent incompris du fait des paraphasies, néologismes et persévérations qui jonchent leur discours. De plus, le fait qu’ils répondent souvent trop librement aux stimuli verbaux extérieurs n’aide pas à la compréhension de leur discours.

Au-delà de ces graves symptômes, il faut que vous gardiez en tête que l’aphasie de Wernicke n’est pas censée porter atteinte à la conscience et aux sentiments : avoir faim, être triste, être joyeux, avoir honte ou le fait de se sentir simplement sont des choses qui restent dans leurs cordes. En effet, ces sentiments, généraux, primaires ou sociaux, restent conscients. L’on peut penser sans pour autant pouvoir le verbaliser correctement, même à soi. Le moi et les souvenirs qui le définissent sont toujours intègres. Ainsi, Beaucoup d’Aphasiques doivent penser avec les mots erronés tout en les traitant comme les mots justes c’est-à-dire qu’ils ne perçoivent pas de défaillances car ils associent le sens adéquat à des mots-étiquettes qui sont, en apparence, inadéquats. Ce serait par conséquent l’étiquetage du sens qui serait défaillant et pas le sens en tant que tel.

Le Devenir du patient : non à la guérison, oui à la rééducation

Comme je l’ai noté plus haut, il n’est pas encore possible de guérir l’aphasie de Wernicke. Néanmoins, il est proposé aux aphasiques de participer à des programmes de rééducation intensifs visant à leur rendre un minimum d’autonomie sociale. En effet, à partir des mots simples dont ils conservent la compréhension, il est toujours possible d’apporter une aide aux aphasiques de Wernicke en leur apprenant, au contact de neuropsychologues et d’orthophonistes, à comprendre l’autre à partir du mot mais aussi au-delà du verbe. En effet, le social ne s’envisage pas qu’en termes de langage. L’empathie reste à ce jour l’outil le plus perfectionné de compréhension d’autrui. Je crois finalement qu’elle constitue la clé de remise en phase avec le monde environnant de ces handicapés du langage.

N’hésitez pas à nous laisser des commentaires, nous serons ravis de vous répondre.

Rien qu’un peu d’information et déjà tant de questions

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